jeudi 3 janvier 2013

En deçà des promesses / 8


Pour le patrimoine québécois, vous pourrez toujours repasser

Nouveau chapitre dans mon exploration du Franqus, Dictionnaire de la langue française, le français vu du Québec.


Dans la page d’accueil du site Franqus, on reproche aux dictionnaires usuels disponibles au Québec de rendre compte « de réalités sociales, historiques, géographiques, administratives et culturelles avant tout françaises et européennes » et de n’accueillir qu’« avec parcimonie les spécificités linguistiques et culturelles d’ici ». Dans ce billet, je vous propose de découvrir comment le Franqus rend compte de certaines réalités historiques, géographiques et culturelles du Québec et en particulier d’une de ses régions.


Castor

Sous ce mot, le Franqus ne mentionne pas un fait de l’histoire politique du Québec, le Parti castor :

Mercier n'eût pas proposé cette réforme deux ans plus tôt, alors que l'alliance ultramontaine lui était nécessaire. Cherchait-il à secouer la tutelle de  ces alliés despotiques ? On sait que les ultramontains voyaient dans le contrôle d'État le spectre de la laïcisation. La Patrie, cherchant à séparer les libéraux des castors, prit un malin plaisir à entretenir ces craintes.
Rumilly, Histoire de la province de Québec, VI Les Nationaux


Dans l’ouvrage de Rumilly, il est question à plusieurs endroits du Parti Castor. Dans l’ouvrage La Société du parler français au Canada… le Parti castor apparaît aussi dans un exemple donné par les auteurs Thomas Lavoie, Claude Verreault et Louis Mercier (p. 89).


Yvan Lamonde écrit dans Combats libéraux au tournant du xxe siècle (Montréal, Fides, 1995, p. 125) :

[…] le terme [= castor] a connu une fortune certaine au xixe siècle, ainsi qu’en attestent les « parti castor », « feuille castor », « castorisme », « castérien » et « demi-castor » […].


Cran

La mer grise, fouettée par le vent du nord, se ruait en hurlant sur les sombres crans de la côte.
Joseph Marmette, Le chevalier de Mornac, 1873 (source : TLFQ)

De Saint-Germain à Saint-André, la présence de crans rocheux et de cabourons étonnent par leurs formes et leurs escarpements.

Quatrième de la série des carnets publiés par Les Heures bleues sur le patrimoine, ces Carnets de Kamouraska dévoilent une autre région incontournable du paysage québécois. Au fil de 17 villages et autant de paysages bucoliques, Anne Michaud, à l’aquarelle, et Paul-Louis Martin brossent un portrait en mots et en images de ce coin de pays façonné par les aboiteaux créés de la main de l’homme, les crans rocheux et les hauts plateaux.
Isabelle Paré, « Livre – Carnets de Kamouraska, Paul-Louis Martin », Le Devoir, 8 décembre 2012

Après trois ans de moratoire sur tout développement dans le secteur appelé « des crans », la Ville de Lévis a levé le voile hier sur sa vision du quadrilatère compris grosso modo entre la rivière Chaudière à l'ouest, la rivière Etchemin à l'est, le chemin du Sault au nord et la voie ferrée et la gare de triage Joffre au sud.
Stéphane Martin, « Secteur ‘des crans’ à St-Romuald : l'environnement passe avant le développement », Le Soleil, 29 novembre 2011


Le Franqus n’a pas ce sens du mot cran dont il y a pourtant 62 attestations relevées par l’équipe du Trésor de la langue française au Québec. Mais il a l’UF (usage de France) être à cran ! Il porte bien son sous-titre : le français vu du Québec. Ce n’est pas le français vu au Québec. Encore une fois, l’hexagonal Trésor de la langue française informatisé est plus utile : « GÉOL. Roche stratifiée. Des crans de tuf ».


Cabourons et monadnocks

[…] l'enfilade des monadnocks ou cabourons, ces petites montagnes dressées çà et là entre le fleuve et les Appalaches […]


Les cabourons sont des « collines arrondies de hauteurs variables qui parsèment les basses terres du Kamouraska, entre Sainte-Anne-de-la-Pocatière et Saint-André » (Tourisme patrimonial du Bas-Saint-Laurent, page Lexique).

Cabouron et monadnock sont absents du Franqus.


Aboiteaux

Pour le Franqus, ce mot désignant un système de drainage des marais (digues de polders) est surtout propre à l’Acadie. C’est pourtant un mot courant de la Côte-du-Sud depuis un siècle et demi (voir Gaétan Gourde, Les aboiteaux). On aurait pu l’indiquer.


Les auteurs de la Côte-du-Sud dans le Franqus

Plusieurs auteurs originaires de la Côte-du-Sud sont absents des citations faites dans le Franqus (ou du moins n’apparaissent pas dans la bibliographie) : Philippe Aubert de Gaspé père (dernier seigneur de Saint-Jean-Port-Joli et auteur des Anciens Canadiens et de Mémoires), l’abbé Henri-Raymond Casgrain (qui s’était autoproclamé père de la littérature canadienne), les trois Chapais, … non plus que Olivier-Arthur Cassegrain, auteur de l’immortelle Grande Tronciade[1] (1866), qui aurait pu au moins servir à illustrer l’usage québécois du verbe tanner :

Puis, si je suis trop long, je crains que je ne tanne :
J'en viens donc tout de suite à parler de Sainte-Anne.
Sainte Anne !... certe ici, c'est un besoin du cœur,
Parler de ces beaux lieux, c'est pour moi du bonheur ...
Car, si ce fut L'Islet qui me donna naissance
Sainte-Anne a fait autant pour mon intelligence !
C'est là que je goûtai les plaisirs de l'esprit,
Qu'au désir de savoir mon jeune cœur s'ouvrit....
Là, j'appris la parole et j'appris la pensée.
En un mot ma jeunesse en ce lieu s'est passée ...


Bref, d’auteur né dans la Côte-du-Sud, je n’ai guère trouvé dans la bibliographie du Franqus que Madeleine Ouellette-Michalska.


Les gentilés de la Côte-du-Sud

Le Franqus est d’habitude très fort sur les gentilés (« dénomination des habitants par rapport au lieu qu’ils habitent »). On y trouvera Miamien (habitant de Miami), Kinois (habitant de Kinshasa), Kiticien et Nivicien (habitant de Saint-Christophe-et-Niévès), Valettain (La Vallette, capitale de Malte), Montheysan (Monthey, 15 000 habitants, en Suisse), Moronais (Moroni aux Comores), etc. On découvre aussi que les habitants de Sainte-Lucie sont des Saint-Luciens sans qu’on parvienne à savoir comment pourraient bien s’appeler les habitants de Saint-Lucien (le mot Luciennois donné par le Commission de toponymie est absent)… Mais vous ne saurez pas non plus comment nommer les habitants des îles Mouk-Mouk (expression typiquement québécoise et pourtant absente du Franqus) ni ceux des îles Cocos (les Cocotiers ?).


Dans le Franqus, il n’y a pas de Rivelois (habitants de Rivière-Ouelle), de Saint-Onésimiens (Saint-Onésime-d'Ixworth), de Pacômois (Saint-Pacôme, village pourtant célèbre pour son festival du roman policier) ni d’Aulnois (habitants de Saint-Roch-des-Aulnaies : les responsables du Franqus ne se sont pas avisés que l’ancienne ministre Christine St-Pierre, qui les a financés, est originaire de cette localité). Il n’y a pas non plus de Louisiens (Sainte-Louise) même s’il y a des Saint-Louisiens (Saint-Louis au Missouri). Heureusement il y a les Capignaciens (Cap-Saint-Ignace) et les Pocatois (La Pocatière).


Pour sortir de la Côte-du-Sud, ce n’est pas en consultant le Franqus que vous apprendrez comment s’appelle un habitant de la réserve indienne de Maliotenam près de Sept-îles (Apituamissiulnu selon la Commission de toponymie)… Pourtant il aurait suffi de recopier la base de données de la Commission de toponymie. Je sais bien que le nombre des gentilés et des adjectifs dérivés de noms propres est tout bonnement pléthorique dans le Franqus mais tant que le dictionnaire n’existe pas en version papier cela ne devrait pas constituer un problème.


*   *   *


L’un des responsables du Franqus a participé au Dictionnaire de fréquence des mots du français parlé au Québec, ouvrage dans lequel l’Estrie est surreprésentée. Ce déséquilibre a été naïvement justifié ainsi (on croit rêver) : « L’Estrie méritait bien cet honneur d’avoir une pondération plus forte.[2] » Des mots propres au patrimoine de la Côte-du-Sud sont absents du Franqus : est-ce à dire que la Côte-du-Sud mérite le déshonneur d’être sous-représentée ?


À suivre



[1] Mot dérivé de Grand Tronc, Compagnie de chemin de fer du Grand Tronc du Canada, en anglais Grand Trunk Railway Company of Canada. Les fidèles de Downton Abbey se rappelleront peut-être que lord Grantham a perdu la fortune de sa femme dans l’aventure du Grand Tronc (troisième série, premier épisode). Cet usage québécois du mot tronc dérive de l’anglais : trunk line, « a transportation system (as an airline, railroad, or highway) handling long-distance through traffic » selon le Webster en ligne.
[2] Cité d’après Lionel Meney, Main basse sur la langue, Montréal, Liber, 2010, p. 307.

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